Je suis à terre. Moi qui fus une cité opulente et audacieuse grâce à mon savoir cosmographique et à mes découvertes maritimes, moi qui fus une véritable tour de Babel où se côtoyaient Portugais, Français, Génois, Allemands et Florentins, je suis à genoux, totalement anéantie par le cataclysme qui me frappe. Les éléments se sont déchaînés les uns après les autres, de façon si brutale qu’ils ne m’ont laissé aucun répit. Je ne suis plus que ruines, lambeaux et souffrance.
Les secousses, d’une extrême violence, se sont succédé projetant tout à terre. Les murs se sont fendus, les arbres se sont couchés totalement déracinés et le sol s’est dérobé comme des sables mouvants. J’ai vu mes édifices s’écrouler comme de simples châteaux de cartes, écrasant enfants, vieillards et adultes. Je comptais quarante et une églises, seules six sont encore debout. Je comptais soixante-cinq couvents, seuls onze ont résisté à ce séisme. Mes failles sont béantes. Je ne me reconnais plus. Tout a commencé par un grondement terrifiant à vous glacer le sang, puis un gigantesque nuage de poussière a littéralement obscurcit le soleil. Dans cette atmosphère de fin du monde, j’ai vu l’enfer se propager à travers le feu, à travers les flammes que les cheminées libéraient en s’écroulant. Durant cinq jours, j’ai été ravagée par les incendies que le vent attisait. Cinq jours de douleur et de cris atroces qui s’arriment à vos tripes et vous mettent sens dessus dessous. Mais l’horreur ne s’est pas arrêtée là. La mer qui fit mon âge d’or ne m’a pas épargnée et m’a submergée avec un raz-de-marée dévastateur qui a tout balayé sur son passage. Des vagues de plus de cinq mètres de haut ont fracassé les bateaux chargés de précieuses marchandises provenant de mon vaste empire. L’eau en furie s’est engouffrée dans les habitations noyant leurs occupants ou les rejetant violemment au large. Je ne compte plus mes morts. Si je les ai comptés jusqu’à cinquante mille, puis j’ai abandonné. Frappés d’effroi, comme pétrifiés, les survivants ont pleuré et prié de toutes leurs forces pour mettre fin à ce cauchemar apocalyptique. Seulement prier n’arrête pas le malheur. Ni les pillards, ni les épidémies.
Moi, la très catholique reine du Tage, j’ai connu la gloire et la prospérité avant d’être totalement assujettie au royaume d’Angleterre par la faute d’une monarchie à bout de souffle, incapable de réformer son pays. Mais ce joug et ce déclin sont peu de chose face à un tremblement de terre si puissant qu’il fit osciller les lacs de Suisse et d’Écosse. C’était le 1er novembre 1755, jour de la Toussaint. Les religieux ont invoqué la soumission de la volonté divine et l’omnipotence de Dieu. Á l’aune de ma splendeur passée, j’ai payé le prix le plus cher qu’il m’était donné de payer. Je suis une ville brisée.