Ma légende est noire. Aussi noire que les vêtements de mon portrait. Quelle aurait été ma renommée posthume si j’avais été un homme ? Autrement élogieuse. On m’aurait probablement qualifié de grand homme visionnaire et de chef d’État courageux. Mais voilà, je suis née femme et ça, ça vous change une renommée. Dans la mémoire collective, je suis despotique et machiavélique, je suis une sorcière assoiffée de pouvoir. Ma légende est noire. Et tenace. Le teint pâle, les traits fatigués, je reste digne malgré les épreuves. Mon regard est impénétrable. La coiffure stricte et la tenue de deuil me donnent un air particulièrement austère. Il est vrai que mon iconographie, dans son ensemble, ne déborde pas d’émotions.
Florentine de naissance, je suis l’arrière-petite-fille de Laurent le Magnifique et la nièce du pape Clément VII, j’ai reçu une éducation raffinée, tout imprégnée d’humanisme. On peut dire que j’étais plutôt un beau parti et cela n’a pas échappé à François Ier. Mariée à Henri d’Orléans, son fils cadet et frère du dauphin François, je suis arrivée à la cour de France à l’âge de dix-sept ans. Mes débuts y ont été laborieux. Que de mépris et d’humiliations ai-je dû subir ! Trop étrangère, trop roturière et ma dot, si généreuse, m’a valu le charmant surnom de « banquière ». Décidemment, rien ne convenait… Il a fallu que je me montre humble pour tenter de me faire accepter. Il a fallu que j’encaisse, sans sourciller, les railleries de mon entourage et l’amour de mon époux pour sa favorite. Essayez donc de composer avec votre rivale, surtout lorsque celle-ci est en charge de l’éducation de vos enfants ! J’ai supporté tout cela durant vingt ans. Alors, évidemment, une fois veuve, je n’ai pas attendu longtemps avant d’évincer la belle Diane de la cour. Je n’étais pas destinée à devenir reine de France. Le dauphin mort, je suis passée de figurante à la cour royale à reine de France. Puis à la mort du roi Henri II, je suis devenue régente du royaume de France.
Régente du royaume de France en pleines guerres de religion, dans un XVIe siècle plombé par une frénésie purificatrice et des angoisses eschatologiques… d’autres à ma place auraient frôlé le burn-out. Mais en femme d’État, pleinement consciente de ma fonction, j’ai tenu bon et j’ai lutté sans relâche pour apaiser le pays et préserver l’unité nationale. Virtuose de la politique et négociatrice hors-pair, j’ai usé de toute mon énergie et de toute ma diplomatie pour réconcilier catholiques et protestants. J’ai sillonné les routes de France pour faire appliquer les édits de paix que j’avais fait promulguer. Comme Erasme, Je croyais en la tolérance civile. En vain. Á mon ouverture d’esprit, le destin a opposé un fanatisme mortifère : les clans rivaux sont restés enfermés dans leurs dogmes surannés et ont continué à se détester à coup de violence, d’assassinats et de massacres. Reine, régente et mère. Une mère profondément meurtrie, que le destin n’a pas épargnée. J’ai eu dix enfants. Seuls deux m’ont survécu. J’ai pleuré et enterré huit de mes enfants. Certains étaient encore des bébés, d’autres étaient déjà adultes. Mais ma légende est si noire que ma douleur ne vaut rien. Quelle belle affaire de sexe la postérité ! Si j’avais été un homme, l’Histoire aurait-elle occulté mon combat pour la concorde religieuse ? Aurais-je subi ce déchainement de haine unanime ? J’en doute.