Chère Simone,
Vous êtes une énigme. Combien de fois me suis-je demandée de quelle matière vous étiez constituée, matière particulièrement précieuse et hors norme, il n’y a aucun doute là-dessus. Visionnaire, vous avez pressenti les changements culturels à venir et les évolutions sociétales qui guettaient cette France du début des années 1970. Á cette époque, l’amour d’une épouse pour son mari se traduisait essentiellement en tâches ménagères et en petits plats mitonnés et les rêves de carrière professionnelle au féminin relevaient tout simplement de l’utopie ou inspiraient de la méfiance. Chère Simone, où avez-vous puisé cette détermination, cette conviction que vous pouviez vous extraire de ce carcan de conventions bien-pensantes et parvenir à faire enfin évoluer les droits des femmes dans un pays qui se targuait pourtant d’être celui des droits de l’Homme ? Où avez-vous puisé cette ténacité, cette résistance face au machisme inhérent à une société viscéralement patriarcale ? Tenace et déterminée, vous l’étiez déjà à 16 ans lorsque vous décidez de passer votre bac sous votre véritable nom, Jacob, en pleine occupation nazie. Tenace et déterminée, vous l’étiez également lorsque vous décidez de reprendre vos études au retour des camps de concentration. Tenace et déterminée vous l’étiez encore lorsque vous décidez de passer le concours de la magistrature et d’entrer dans l’administration pénitentiaire. En 1974, un certain Chirac, Premier ministre de Giscard, vous nomme à la tête du ministère de la Santé et vous voilà, à 47 ans, première femme ministre de la Ve République avec pour mission la légalisation de l’avortement. Et il y avait urgence dans un pays où une jeune femme de seize ans pouvait être dénoncée par son violeur puis inculpée pour s’être fait avorter. Combative, vous êtes allée jusqu’au bout de vos convictions pour que la décision d’avoir recours à l’IVG ne revienne qu’aux femmes concernées et non pas à un juge, à une commission d’experts ou à l’Église. Femme de tempérament, vous avez affronté dignement les insultes antisémites qui vous poursuivaient jusque dans les couloirs de l’Assemblée Nationale et les croix gammées qui recouvraient les murs de votre immeuble. Vos adversaires qui osaient se draper dans les habits de la bienséance n’étaient pas à l’évidence les mieux placés pour les porter. Terrible ironie des dates : exactement trente ans plus tôt, vous luttiez pour votre survie parmi les cadavres de Birkenau et de Berger-Belsen sans savoir que ni votre mère, ni votre père, ni votre frère ne reviendraient de l’enfer des camps de la mort.
Il n’y a aucun doute, chère Simone, vous êtes faite d’une matière noble et précieuse. De nombreuses femmes vous remercient.
Simone Veil
Paris 17 juin 1974